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Comment nous avons perdu la main
Le problème de chacun d'entre nous est que nous sommes plongés, dévorés, ensevelis par l'époque. Chaque jour, des nouvelles nous parviennent auxquelles nous donnons une importance totalement disproportionnée et nous aurions besoin, pour bien nous orienter, pour prendre les bonnes décisions, d'un regard historique sur ce que nous vivons. Par définition, c'est impossible. Il faut que la poussière soit retombée.
Nous sommes nombreux, je crois, à penser que notre temps dégage plus de poussières que les époques antérieures à cause de la rapidité de circulation de l'information. Mais c'est peut-être faux. Après tout, toutes les époques ont pu penser que la circulation de l'information y était vive, parce que ce qu'on a appelé, dans le passé, "information" et "circulation de l'information" visait peut-être d'autres canaux, la rumeur, les babillages villageois, le prêche du curé etc. Nous trouvons formidable le XIX° où les journaux parisiens arrivaient une fois par semaine en province, mais après tout, il y avait peut-être d'autres "bruits" - que nous appelons informations- et qui empêchaient la tranquillité.
REMISE EN ORDRE.-Lorsque l'on réfléchit avec sérénité à ce qui nous sépare de l'après-guerre, nous avons un premier temps qui est celui de la remise en ordre de 45 à 62 avec, à partir de 54, le début des guerres de décolonisation qui accélèrent cette remise en ordre. Au sortir de la guerre de 39-45, chacun ne sait plus trop ce qu'il pense, à commencer par les partis dont certains doivent payer des factures de la guerre et tous se situer par rapport d'une part à la question coloniale, d'autre part par la réorganisation des pouvoirs qu'imposera De Gaulle.
On a un deuxième temps, de 62 à 81, qui est celui de l'adaptation aux moeurs nouvelles, contre-coup du boom démographique, de l'affaiblissement de l'Église et d'une bien plus grande ouverture au monde. La jeunesse a poussé, elle n'accepte plus l'ordre ancien. La société traditionnelle résiste, mais en même temps, notamment sous Giscard, donne de sérieux gages (pilule, avortement).
Le troisième temps, de 81 à 95, est totalement identifié à un pouvoir - celui de la gauche- dans la mesure où c'est l'affirmation que la gauche peut arriver au pouvoir, bref que le pouvoir est pour tout le monde. Il ne faut pas oublier que ce n'était pas évident. En même temps, la décrépitude finale, avec les affaires et la cohabitation envoie aussi le signal que la gauche, elle aussi, connaît les perversions du pouvoir. C'est l'annonce qu'il n'y a pas de miracle.
MONTÉE DES IRRITATIONS.- On est bien en peine de qualifier ce qui se passe de 1995 à 2007 dans la mesure où on est dans l'atonie, mais en même temps la montée du Front National nous dit que les irritations deviennent de plus en plus vives, que certains mal-êtres ou agacements peuvent avoir une conséquence grave. C'est notamment le passage à la droite extrême de toute une partie de la classe ouvrière. C'est aussi l'accélération d'une crise sociale, au sens où le chômage décidément ne veut pas reculer, qu'on a donc des phénomènes de misère qui pointent.
On voudrait absolument retourner l'économie en notre faveur, "faire repartir la machine", comme on dit, ou "voir le bout du tunnel", c'est ce que croira faire Sarkozy dans une vision totalement libérale encore que sérieusement aggravée par la crise (d'où un endettement phénoménal). C'est ce qu'essaie de faire Hollande. Ils ont en commun, en dehors de leurs profondes différences de comportements, une volonté de reprendre la main. Or, dès avant Chirac et en tous cas sous Chirac, la maîtrise du destin, la victoire de l'économisme s'accélère. Il n'y a plus que l'économie dans les mots d'ordre. Mais sans effet. Toute la question est de savoir si on peut encore reprendre la main.
Et nous sommes probablement à l'aube d'une ère où il y aura beaucoup plus d'éthique, peut-être spiritualité, manière de prendre acte qu'on ne peut reprendre la main que sur soi ou dans des petits collectifs. Mais, par rapport à ces choix éventuels, on ne voit pas se dégager les hommes qui intégreraient ces dimensions dans leur discours. Ce qui fait que, très probablement, comme à la fin des années soixante, l'Histoire se fera hors du politique. Ou alors à des échelles très locales où le concept de politique change de sens, perd son aspect partisan.
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