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André Happel, l'aumônier de Rudolf Hess
André Happel a disparu début 2013. En 2010, Le Crestois lui avait consacré l'article que voici.
"En principe, cet article n'aurait jamais du paraître. C'était clair entre André Happel et moi: ses expériences de récit de son activité, entre 1959 et 1965, comme aumônier dans la prison militaire interalliée de Spandau en Allemagne où étaient détenus quelques dignitaires nazis, dans les colonnes de confrères l'avaient dégoûté. Il se défiait d'un soupçon toujours possible qu'il veuille se mettre en avant par une circonstance dans laquelle l'Histoire l'a plongé. Il y a une densité des événements, une horreur de la guerre qui ont des effets colatéraux, même pour ceux qui ne sont qu'en simple position d'observateur.
UN PLI.-André Happel, né en 1920, d'une famille alsacienne a une belle figure marquée par de profondes rides, une allure qui ferait penser à un ministre de la IV° République ou à un professeur à la Sorbonne (de théologie, de préférence). Il est depuis peu d'années installé à Crest auprès de ses enfants. C'est un caractère fort, son élocution, la certitude de ses affirmations, son regard, le disent. Il parle d'abondance mais il n'est pas bavard: il faut que cela sorte. Cette expérience unique de rencontre avec des hommes totalement hors la norme, Albert Speer, l'architecte favori d'Hitler qui remodela Berlin, Rudolf Hess, le dauphin du Führer et Baldur von Schirach, le chef des Jeunesses Hitlériennes, est comme une charge qu'il doit partager. Pas pour qu'on l'écrive – Oh, que non- mais parce que cela marqua sa vie d'un pli qui reste et qu'on aura beau dire, beau faire, il sera là. Il regarde avec humeur le journaliste qui prend des notes et ne manque pas de lui signaler qu'il n'a encore donné aucun accord pour publication. Mais à peine est-ce dit qu'un souvenir revient. Et bientôt se forge chez l'interlocuteur le sentiment que ce n'est ni de Rudolf Hess, ni de Albert Speer qu'il faut parler, mais de la transmission de souvenirs aussi lourds, des relations qui peuvent s'établir entre des hommes avec des passés aussi accablants. Et même de l'étrange possibilité que naissent des sentiments banals, ceux de la vie quotidienne, avec des êtres dont on a l'impression qu'ils ne peuvent être que des monstres. Oui, il est des rencontres dont on ne sort jamais indemne. C'est de cela que peut témoigner André Happel. De ce silence de Rudolf Hess qui parlait si peu, qui se refermait sur lui-même, ne s'évadant que dans la musique. De cette affabilité et de cette grande culture d'Albert Speer qui rêvait de voir des sites architecturaux grecs. De cette pusillanimité de Baldur von Schirach, intéressé par ses belles bottes, mais guère par les livres.
LA BATAILLE DE LANG SON.- Et pourtant André Happel pourrait convoquer bien d'autres souvenirs. Il fut, dès les débuts de son ministère, confronté à des situations d'exception. Après une brève expérience de pasteur en Lorraine, il part en Indochine. Il est nommé à Saïgon auprès de six hôpitaux: « Je passais mon temps auprès des mourants », raconte-t-il. Le pire est à venir. Il est en effet aumônier militaire en 1950, lors de la bataille de Lang Son où les soldats de la Légion Etrangère tombent comme des mouches face à l'offensive chinoise. Puis, Il sera longuement, par la suite, en poste à Meknès puis à Rabat avant de rejoindre la Suisse. Il n'y est plus alors que comme simple pasteur. Il se souvient, détail pittoresque, d'avoir été amené, lui le Français, a prononcer des discours patriotiques suisses, dans le cadre de son activité dans le canton de Vaud.
RUDOLF HESS SUICIDÉ?.-C'est donc après ces étapes que, de 1959 à 1965, il est nommé à Berlin auprès de ces hommes hors la norme, dans un cadre qui, lui-même, était surréaliste: une prison immense, prévue dès 1890 par l'Empereur Guillaume II pour 600 personnes, mais où ne se trouvaient qu'une poignée d'hommes, au terme d'expériences exceptionnelles même si c'est dans le registre du sinistre. Tout cela dans une fonction sans précédent: on n'apprend nulle part a être à l'écoute de dirigeants nazis. Rien à voir avec l'habituel catéchisme, ni même avec la relation, comme pasteur, avec un voleur ordinaire. Il fallait tout inventer pour se situer auprès de ces hommes . Hess indifférent, les autres reprenant lentement conscience qu'existait un autre monde que l'univers fou auquel ils avaient appartenu. Tout cela se déroulait sous le regard d'une administration qui avait pour mission qu'on oublie ces hommes, qu'on n'en parle le moins possible. Tout le monde les avait-il oublié? André Happel est convaincu qu'on a suicidé Rudolf Hess, censé s'être donné la mort le 17 août 1987 à Spandau. « Il luttait pour essayer de s'y retrouver, raconte André Happel. S'est-il converti, comme on l'a prétendu? Qui peut le dire? » Ses camarades de détention avaient quitté les lieux après avoir purgé leur peine, Albert Speer s'offrant même le luxe de mener sur la fin une vie mondaine. Il mourra à Londres... dans les bras d'une maîtresse.
INTENSE.-Tous ont disparu aujourd'hui mais leur souvenir continue d'occuper la mémoire d'André Happel. Autant pour les faire revivre que pour s'interroger sur lui-même, sur cette confrontation hors la norme qu'il a vécue, dont il craint qu'on ne la lui reproche et qui fut si intense. Car il y a cette expérience elle-même et puis l'accueil qui lui fût faite: la difficulté sinon à la raconter, du moins à la faire accepter. Est-on complice lorsqu'on est aumônier de grands criminels? Non, bien sûr. Pourtant, il n'est pas sûr que ce soit le regard commun. Et dès lors, le poids du souvenir s'alourdit.
Et si ces lignes paraissent, c'est qu'André Happel, après réflexion, a donné son accord. Car l'important est, en effet, qu'on puisse mesurer la trace, la complexité de pareilles rencontres. « A partir d'un certain degré d'intensité, ce qu'on vit est intransmissible », dit André Happel. C'est tout le problème."
PS.
Les Sept de Spandau
Un livre a été écrit autour de l'expériences des différents aumôniers de la prison de Spandau où se trouvaient les criminels de guerre nazis majeurs emprisonnés après les décisions du tribunal de Nuremberg. Il s'intitule « Les Sept de Spandau, les secrets révélés des derniers criminels de guerre nazis ». Il est signé de Laure Joanin-Liobet. Il est paru chez Oh! Editions en 2008.
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