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Internet, qui atomise, détruit beaucoup sur son passage
Voici, sur la gauche de cette page, la provenance par pays de ceux qui fréquentent ce blog: au total 57 pays et 236 villes. Ceci fait la démonstration de la nature véritable d'internet. C'est un média qui est fait pour atomiser, non pour fédérer. La région où je vis et où je suis un peu connu n'apparaît que très mal placée. Pour un nombre significatif de zones où il semble que j'aie des lecteurs, je n'en vois aucune autre raison que le possible intérêt de ce que j'écris, mais c'est me faire beaucoup d'honneur. D'où vient, diable, que ce blog soit lu au Japon ou à Madagascar? Significatif: 20% de la fréquentation de ce blog vient de régions du monde où la langue n'est pas le français.C'est une des limites majeures d'internet. Il est fait pour créer du lien avec des gens qui, sauf cas très particulier, ne se verront jamais. Ce qu'il peut y avoir de physique dans une rencontre est rayé.
C'est précisément la caractéristique de l'époque. Nous avançons dans un mouvement qui nous sépare les uns des autres parce qu'il nous dématérialise tous. Le journal était un objet physique et cette consistance même donnait de la réalité aux informations qu'on y lisait. On pouvait passer d'une colonne à l'autre si une nouvelle déplaisait - et on ne cessait de le faire. On sautait les pages sportives ou culturelles selon que l'on se désintéressait des unes ou des autres. Mais ces informations étaient toujours là, toutes proches, qu'on finissait par grignoter vaguement, peut-être avec négligence, à la troisième lecture.
Le clic a tué cela. Qu'au troisième mot une phrase me déplaise et je change de site d'un clic, passant peut-être d'un site politique à un site religieux. L'éloignement est instantané. L'objet qu'est le site, qui n'a aucune autre matérialité que son image, ne me lie en rien à celui qui l'a conçu, peut disparaître en une seconde, tandis que le journal restait sur la table. Personne ne me demande de lui prêter un site alors que je prêtais mon journal.
On dira que ce sont de bien grands mots. Oui mais réfléchissons aux mutations comparables. La radio fut d'abord un meuble imposant du salon et elle diffusait de doctes conférences, des pièces de théâtre "comme si on y était". La solennité du meuble se mariait à la solennité des programmes. Puis, elle fut le transistor, de plus en plus petit, de plus en plus intégré à la vie de tous les jours, contraint donc d'abandonner ce qu'il pouvait y avoir de pompeux: de la vie (même lorsque cette vie fut les évènements de mai 68) et du facile à digérer. À présent, comme pour le journal et comme pour la tv, il y a une manière de dévaluation de l'objet même. L'avenir même de l'objet-radio (comme de la tv ou comme du journal) est en cause.
On peut appeler cela démocratisation. Les mots sont faits pour être trompeurs. Si, par exemple, on appelle "démocratisation" le fait de diffuser des vidéos consternantes par Youtube, j'ai de gros doutes sur la démocratisation car je n'appelle pas n'importe quoi information.
Toujours est-il que l'objet journal qui fédérait parce qu'il donnait une consistance matérielle à la relation avec les auteurs des articles et aux autres lecteurs qu'on voyait dans la rue lire le même journal, est remplacé par des écrans qui, en eux-mêmes ne sont rien (on ne se sent pas complice de quelqu'un qui tapote sur son ordinateur comme on pouvait se sentir complice de quelqu'un qui lisait le même journal que soi). Les sites fédèrent certes puisqu'ils drainent des quatre coins de la planète, mais c'est une réunion abstraite. Tandis que je tapais cet article un Polonais a cherché à me joindre via Facebook, peut-être bien pour de la drague. Il n'y a rien de solide dans ces échanges, rien de cette implication les yeux dans les yeux.
Je lisais un titre de The Economist relatif à la presse locale britannique qui est en crise (photo), phénomène que je connais bien en France. J'en ai parlé ici. Cela montrait incidemment que, selon l'heureuse formule de Jean de La Fontaine "ils n'en mourraient pas tous, mais tous étaient atteints".
Je connais parfaitement, bien sûr, le discours des "geek" qui me diront: "basculez tout sur le net, le papier est mort". Eh bien messieurs c'est un peu court. Parce que le raisonnement qui précède montre que la relation au journal n'est pas la même que celle au site. Le journal, c'est un rituel: on entre chez le marchand de journaux, celui qui a des hémorroïdes. On cause du fiston qui ne fait que des conneries. On rentre chez soi en saluant la proprio. On se fait un café et on allume une cigarette. Puis on feuillette (vous voulez feuilleter comment sur le net?): tous les spécialistes de lecture de presse vous le diront. Du reste, un des rares succès de presse contemporain, la revue XXI, le doit d'abord au fait que c'est un bel objet qui a pleinement joué des possibilités spécifiques d'une présentation sur papier.
C'est un nouveau mode de vie qui s'est installé, plus glacé, assurément moins fédérateur, au contraire plus atomisant, dont j'ai déjà eu à écrire (cf référence ci-dessus) les lourdes conséquences économiques. Nous manquons du recul pour bien apprécier la civilisation qu'il crée. Mais les "geek" feraient bien d'y réfléchir à deux fois.
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