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La correspondance du patriarche
Des dizaines de lettres du XIX° siècle nous racontent la vie d'une famille de la bourgeoisie campagnarde de notre région
L'histoire que voici se déroule autour de 1870. Nous la devons à des dizaines de lettres dans l'ancien domicile d'un vieux patriarche où elles ont été conservées, à Beaufort sur Gervanne. Nous avons pu y accéder. Cette correspondance écrite d'une écriture cursive, sur des papiers qui ont fort bien résisté au temps, réunit une poignée de personnes. L'immense intérêt de cet ensemble est qu'il nous raconte la vie dans notre région, au jour le jour, principalement autour de Bourdeaux mais aussi Saou, plus rarement, à Crest, à Beaufort sur Gervanne, parfois à Montmeyran ou au Paris de la guerre de 1870 et au Marseille de la Commune. S'ajoute à cela l'écriture très particulière de l'époque et c'est plus là, du reste, l'intérêt de ces lettres. En voici quelques extraits. Nous avons parfois corrigé certaines fautes trop manifestes, mais nous les indiquons par une parentèse.
Le patriarche se prénomme Jules. Nous laisserons son patronyme dans l'ombre ainsi que la plupart des autres. Jules est un bourgeois campagnard, à l'aise, mais pas franchement riche. Il possède des terres qui sont exploitées par des fermiers. Ses archives portent des traces de quelques uns de ses placements dans « L'embarcadère de Cadix » ou « Les chemins de fer du Portugal » ou encore une « obligation du midi » à 296 francs (de Napoléon III).
LA DESIREE, LA MARQUISE, LE DOMINIQUE.- Jules est marié à une femme qui nous est décrite comme souvent souffrante. C'est du reste le cas de beaucoup des correspondants qui se plaignent volontiers de leur santé. Ainsi cette lettre du 4 août 1869 de la belle fille de Jules qui se rend fréquemment à Vals les Bains pour y « prendre les eaux » comme on disait alors. Voici par exemple : « Mon estomac supporte très difficilement les eaux et qu'on ne peut me les donner qu'en très petite quantité. J'ai commencé par la Précieuse (de toute évidence une catégorie d'eau), puis, au bout de trois verres par jour j'ai eu de telles crampes qu'il a fallu cesser vingt quatre heures, puis essayer la Désirée. Enfin, ce matin, après m'avoir examinée, le Docteur m'a ordonné la Marquise, la plus lourde des eaux de Vals (…) En suite on m'ajoutera la Dominique pour me reconstituer un peu »
Nous n'en savons guère plus sur l'épouse de Jules. Dans la mesure où les lettres sont adressées au patriarche, elles sont riches en renseignements sur leurs auteurs, mais presque muettes sur leur destinataire. Nous avons seulement pu trouver un récit que Jules fait de l'Exposition Universelle de 1867, à Paris, à laquelle Jules se rend tous les jours. Il écrit: « Je ne crois pas que jamais personne, eût elle cent ans et voyagé toute sa vie, ait vu autant que ce que l'on peut voir en un jour, à l'aspect de toutes ces machines fonctionnant ensemble, l'on se retrouve totalement aplati, qu'il vous est impossible de vous remettre. Plus vous regardez moins vous y voyez. »
FROTTER LES CÔTELETTES.- Beaucoup de lettres font état de petits échanges de services. Et surtout de demande de nourriture de la part de citadins qui semblent peiner à s'approvisionner. Ainsi d'une Hortense: « Vous aurez la bonté de (ne) nous envoyer par la grande vitesse (il s'agit manifestement de l'acheminement des paquets) que les boudins, les petites saucisses, les caillettes, les côtelettes, les gratelons. Vous garderez la graisse pour la mettre avec les grosses saucisses et le lard et les jambons que vous nous enverrez par petite vitesse quand les saucisses seront séchées et le lard salé. Il est donc bien entendu que vous n'envoyez par grande vitesse que les choses susceptibles de se gâter tout de suite. Vous aurez la bonté de frotter les côtelettes avec un peu de sel fin, cela les conservera pour la route, le temps étant très doux. (Il n'existe alors aucun autre procédé de conservation des aliments que de saler) . Vous ferez peu de caillettes par conséquent vous n'y mettrez pas beaucoup d'herbes (…) Vous savez que nous ne voulons que le quart du lard, vous serez assez bon pour nous vendre l'autre moitié, nous en aurions trop du tout. (…) Le gruau que vous nous avez envoyé est tellement beau et bon que j'en mange bien souvent. (...) »
Le 28 janvier 1869, Hortense accuse réception à propos d'un envoi qui n'est pas nécessairement celui qui précède. « J'ai reçu la caisse et je vous en remercie, tout est arrivé en bon état. Les caillettes sont bien un peu gelées, mais rien n'a souffert au point d'en être gâté. Vous voudrez bien prendre pour le paiement du cochon ce que vous toucherez de la table, cela ira tout seul ainsi. Puisque notre moitié est si petite cette année, nous prendrons tout le lard, ainsi vous n'avez pas à en garder ni à en vendre, vous nous l'enverrez tout. »
RUINE TOTALE.- Une bonne partie de la correspondance provient, d'Emilie, fille du patriarche, domiciliée alternativement à Bourdeaux et au hameau de Lestang et où son beau-père détient une propriété. Hélas, le beau père gère très mal ses affaires comme le montre cette lettre d'Emilie antérieure à 1869: « Voici enfin des nouvelles décisives; le cousin Faure est venu. Il a reçu toutes nos confidences, il a été étonné, saisi en présence d'une pareille dette et après avoir tout visité il nous a dit que d'abord Lestang était mal cultivé, que pareille exploitation ne pouvait mener qu'à une ruine totale. Qu'il fallait que à tout prix Achille (mari d'Emilie) prit la direction du domaine, qu'il fût le maître de faire faire ceci ou cela, qu'en un mot il ne fallait plus balancer, que le cas était urgent, s'ouvrir à son père, lui dire je veux et s'il ne voulait pas tenir ses conventions le quitter sans hésitation et l'abandonner à lui- même. Comme je l'avais prévu mon beau-père s'est emporté, il a dit non sans nous écouter et après m'avoir injuriée, particulièrement m'avoir dit que j'étais une paresseuse, une bonne à rien, ce dont je me moque pas mal, nous avons dit adieu à Lestang (…)
Le beau-père meurt quelques temps plus tard, laissant le couple sous une avalanche de dettes. Le 15 avril 1869, Emilie écrit à son père: Tout serait pour le mieux si des préoccupations sérieuses dépendantes de notre malheureuse position n'étaient pas là n'étaient pas là pour nous harceler sans cesse. Tu ne peux pas t'imaginer ces rongements (sic) d'esprit (tu n'y as jamais passé) , à tout instant cette pensée qui vous ronge la nuit, surtout quand une fois réveillé on pense comment faire? C'est surtout quand je vois mon mari si ennuyé que mon coeur se serre. (…) Suit une longue description de la gravité de la situation.
UN VER RONGEUR SE MÊLE A MES PENSEES.- D'innombrables autres lettres du même ordre, toutes, disent la débâcle financière de la famille jusqu'à ce que le gendre ne prenne la plume, le 28 août 1870. Comme on va le voir, il y met les formes. « C'est avec la plus profonde peine et en faisant le plus puissant effort sur moi-même que je vous écris quoi qu'il s'agisse de ma tranquillité et de celle d'Eugénie qui, comme moi souffre beaucoup de la position dans laquelle nous nous trouvons; mais que faire dans les tristes temps que nous traversons, si ce n'est recourir à ses parents, aujourd'hui que toutes les bourses des amis; bourses qui ne s'ouvrent le plus souvent qu'en vous faisant payer fort cher une bonté ou une complaisance; c'est leur métier et ils en usent.
Si vous saviez combien il m'est pénible de demander des services vous me trouveriez bien malheureux et me plaindriez; cela adoucirait le tourment presque continuel qui vient comme un ver rongeur se mêler à mes pensées. J'entends toujours ceci de la conscience: faire honneur à ses affaires et à ses engagements (…) Je désirerais ardemment me débarrasser de toutes les dettes que m'a léguées mon père et n'avoir à faire qu'à une personne. Je viens donc vous prier instamment de me prêter ou de me faire trouver une somme de 9000 francs qui avec les 1000 francs que vous avez eu la bonté de me prêter ferait 10 000 francs pour laquelle je consentirais une obligation (…) je vous consentirai un acompte sur tout ce qui peut m'être redu sur mes recouvrements (…) ». Et il s'engage à vendre sa propriété au bout de deux ans et de rembourser. Jules contribuera plus qu'à son tour aux finances du malheureux ménage.
Terminons par ces quelques lignes charmantes du 15 février 1870 d'une correspondante: « Vous n'ignorez pas que M. X est venu me demander en mariage, il a l'air aimable et surtout d'avoir bon caractère, d'ailleurs je n'ai pas besoin de vous le dire, vous le connaissez mieux que moi. Quant à sa fortune je l'ignore, vous êtes le seul qui puissiez me le dire, ma mère vous prie de lui écrire le plus tôt possible. Je ne vous en dit pas davantage pour le moment. »
Et nous non plus...
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