• Lorsque l'objet mute, le sens mute aussiIl est plaisant que ces petits "posts" sans prétention suscitent des curiosités. En l'occurrence une certaine incompréhension. Des lecteurs de la jeune génération m'ont dit combien pour eux la radio était un média bien moins présent, bien moins déterminant qu'il avait pu l'être pour ma génération. Combien, par exemple, la force du souvenir que me laissait L'Oreille en coin - abondamment citée dans un post- leur paraissait lointaine. Ils écoutent de la musique pas la radio - ce n'est pas la même chose.

    Alors évidemment ça (que j'ai moi-même à peine connu) ne leur parle pas:

     


      C'était évidemment Signé Furax des excellents Pierre Dac et Francis Blanche sauf erreur sur Radio Luxembourg. C'est l'archétype de la radio de "mobilisation familiale". Le meuble est à la salle à manger. On adapte ses horaires aux programmes. Dans l'idée de feuilleton, il a celle de récurrence. Donc on organisait sa vie pour entendre "la suite". En clair, la radio en tant que "fabricante" d'une grille de programmes avait un certain pouvoir sur l'organisation des vies de famille. Cette idée est à peu près morte et enterrée. radio-2.jpgCe qui est intéressant, me semble-t-il, c'est qu'un certain objet a muté. La radio d'objet physiquement central dans l'univers familial familier - au milieu d'une pièce-  est devenu un objet portable, puis pratiquement physiquement plus rien. Il y a des postes de radio gros comme le poing, même comme le pouce. Il y a surtout un accessoire de voiture. J'ai moi-même été amené à écrire un livre parce qu'un certain éditeur avait entendu une de mes émissions dans les embouteillages. En clair, ce sont les embouteillages qui ont fait le livre. Et évidemment, le surgissement du téléchargement est en train de tuer une des vocations de la radio, la vocation d'accompagnement. Pour ce que je connais de ces chiffres de podcasts, c'est colossal. Il est très raisonnable de penser que les fabricants de podcasts seuls - je veux dire des gens qui s'amuseraient à produire des programmes audios seuls, dans leur grenier- vont finir par submerger le média historique. Comme chacun sait c'est déjà curieusement plus sensible avec des vidéos, peut être parce que la vidéo est plus spectaculaire. Mais on trouve sans grande peine, dans les marges militantes, des "fabricants de podcasts audio" (hors de tout média). Tout ce que j'ai, jusqu'ici entendu était accablant. J'ai un souvenir consterné d'un podcast américian expliquant que Jésus avait inventé l'écologie... mais une bonne nouvelle peut toujours venir. D'une certaine manière, c'est un peu, dans une autre technique, l'histoire du Leica. Je renvoie à un petit bout d'un de mes reportages télé qui se trouve dans les archives de l'INA et dont l'intégrale est malheureusement à acheter pour 1,99 euros. Le Leica (sur ma photo le M3 de 1955) a bouleversé l'histoire de la photographie non pas d'abord par sa qualité, mais par sa taille. Il a permis au photographe d'aller beaucoup plus loin dans l'intimité de ses sujets. Au passage, puisqu'on parlait de radio, c'est tout aussi vrai de l'objet magnétophone.  J'ai écrit ailleurs ce que je pensais du changement de format du magnéto. Un de mes anciens collègues de la Radio Suisse Romande me racontait une anecdote tout-à-fait emblématique. Jadis, paraît-il, la radio possédait une grosse Chrysler ou Cadillac qui parcourait tous les villages pour une émission populaire. Elle était bourrée d'un matériel alors encombrant. Et lorsqu'elle arrivait sur la place du village, on invitait la population à la rejoindre. Cela ne pouvait pas donner le même résultat qu'aujourd'hui: l'enregistrement ne se passait pas dans l'intimité des intervenants, mais au milieu de tous: Les propos tenus ne pouvaient pas être les mêmes. Je me fais aujourd'hui des remarques semblables lorsque je vois mes jeunes confrères partir en reportage pour la télévision avec des caméras incroyablement plus petites que les Bétacam que j'ai utilisées. Une anecdote pour que l'on mesure bien la différence: j'ai personnellement été payé pour animer des stages à l'intention de cameramen de la télévision française qui, atteints de scoliose à force de porter à l'épaule des engins trop lourds, devaient envisager de se recycler. leica.jpgRetournons à l'univers photographique: il suffit de comparer les numéros de l'Illustration avec ceux de Match pour être édifié.  A fortiori, le surgissement de la photo sur téléphone mobile a abouti à un déclassement complet de l'objet "photo". D'abord, on ne le regarde plus que sur un écran, la plupart du temps petit. La perception n'est plus la même. Par ailleurs, la technique en l'état ne permet guère de cadrer une photo. Donc dans le meilleur des cas, on rectifie après avec de petits instruments. Ca n'est pas la même chose. Après, c'est trop tard. Le cadrage au viseur - celui du photographe consciencieux, contraint au surplus par le coût de la pellicule- suppose une autre attitude du personnage, une attention, une concentration. Avec un téléphone mobile, on prend dix vues. Ca ne coûte rien. Il y en aura bien une de bonne.  Et comme, une fois rentré chez soi, on a autre chose à faire que de comparer ces photos, en définitive on n'en fait rien. Comme l'on sait Kodak en est mort alors même que certains de ses ingénieurs avaient été les pionniers mondiaux de l'histoire du numérique. Mais leur direction n'y a pas cru. J'ai le souvenir ancien d'une étude qui expliquait que l'essentiel des photos prises  en numérique était détruit. C'est évidemment in fine un changement de statut. Si l'image qui est sur telle photo est si peu importante qu'on la jette en l'ayant à peine regardée, ça finit par signifier que ce qu'elle montre n'est pas très important. Détail à peu près inconnu du grand public: le niveau incroyablement médiocre de la définition (nombre de pixels) d'une photo prise par téléphone portable interdit à peu de choses près qu'elle soit imprimée, du moins autrement qu'en format de timbre poste. Donc finalement, pourquoi photographie-t-on? Au passage je signale une très bonne étude ici. saigon1.jpgEt quelle sera la prochaine mutation majeure, celle qui changera totalement le résultat final, qui nourrira peut-être un autre sens? Car après tout, on se moque totalement que le Canon F1 ait été plus simple à manier que les appareils à plaques avec chambre en bois. Ce qui est important c'est que le rendu du réel ait changé. Et pour reprendre la fameuse photo de la guerre du Vietnam représentant un officier tuant un prisonnier vietcong par Eddy Adams, eh bien elle le fut par un Nikon. Elle n'aurait jamais pu l'être, sauf incroyable hasard, par un appareil à plaque. Or cette photo a profondément modifié la perception de la guerre du Vietnam. De même, il est notoire que le retentissement de mai 1968 doit beaucoup à ce que le transistor en tant qu'objet ait été beaucoup plus maniable, permettant aux manifestant de savoir ce qui était en train de se passer, tandis que les journalistes, dotés désormais d'un Nagra commodément portable (enfin, à peu près) pouvaient envoyer des reportages sonores par téléphone.Le rendu n'était pas le même et la perception sur un petit appareil gros comme une brique non plus.


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