• Une mémoire en papier

    Cet article est paru dans LE CRESTOIS EN 2010

     

    Une mémoire en papierLa fermeture du site d'Aouste de fabrication de sacs en papier tourne une page de l'économie de la région. Avec des usines comme Latune et Lafarge Emballage

    Souvenir d'enfance. Mon père avait une Simca Aronde. La plus belle Aronde de la terre puisque c'était la sienne. Je nous revois arrivant dans l'Aronde depuis la Gervanne au stop de Blacons, lui tendant le bras vers l'usine Latune sur la gauche et disant: « Tu vois, chez Latune, ils fabriquent du papier, même pour la Reine d'Angleterre. » Comme c'est lui qui le disait, c'était vrai.

    D'ailleurs, on trouve facilement des échos de la renommée de cette entreprise, par exemple, dans une correspondance du fameux dessinateur suisse Rodolphe Töpffer de 1839 où il est fait allusion à du « Vergé vieux, année la comête, de Blacons ». Année de la comète! Ca vous a une de ces allures!

    Et il est sûr que la fermeture de l'usine d'Aouste, de même que d'autres rumeurs inquiétantes, portent un rude coup à toute une histoire papetière de notre région. Elle ferme un chapitre majeur de l'histoire économique du Crestois. Il nous reliait au XIX° siècle et même avant.

     

    Une mémoire en papierPATERNALISME.- Une étude due à un des directeurs de l'ancienne usine Lafarge Emballage d'Aouste, M. Fluet, qui date du milieu des années soixante dix, situe les tout débuts de cette industrie vers 1600!

    Une mémoire en papierS'agissant de sa célèbre consoeur de Blacons, fondée par la famille Lombard Latune, Robert Serre dans « 1851: Dix mille drômois se révoltent » cite le chiffre de 160 salariés au milieu du XIX° siècle. Tout le monde n'est pas d'accord. Alain Sauger (« La Drôme, les Drômois et leur département 1790-1990 ») parle lui de 300 ouvriers. Pour ne rien arranger, Jean Noël Couriol, dans une passionnante petite étude parue en 1996 (« Papeterie Latune, Historique et témoignages ») donne lui trois chiffres: 89 ouvriers en 1843, 147 en 1867 et 190 en 1898. Mais on ne peut exclure que les trois sources ne recouvrent pas la même chose: Latune aura à Annonay une très importante implantation, notamment à côté des Montgolfier. Il se peut que certains de ces chiffres totalisent Annonay et Blacons. Nous y reviendrons.

    Partout, Latune est citée comme un modèle d'innovation technologique. Et il traîne autour de l'entreprise une réputation de sympathique paternalisme de ses dirigeants.

    (NOTRE PHOTO: LE DYNAMITAGE DE LA CHEMINÉE EN 1970)

    Une étude du célèbre géographe Raoul Blanchard, (« L'industrie papetière du Sud-Est », publiée dans La Revue de Géographie Alpine de 1926), présente pour notre documentation d'aujourd'hui, l'immense intérêt d'être contemporaine d'une activité alors très forte de l'industrie papetière.

    Pour ce qui nous concerne, elle signale, dans notre région, quatre papeteries, deux tirant leur force de la Drôme (Allex et Blacons), deux autres, à Aouste, usant des eaux de la Sye et de la Gervanne, encore faut-il préciser que Latune, à Blacons, en cas de défaillance de la Drôme, recourait aux eaux de la Gervanne. Le point est discuté. Jean Noël Couriol parle lui essentiellement des eaux de la Gervanne.

     

    Une mémoire en papierPETITS CULTIVATEURS.- Raoul Blanchard relève que Latune est une filiale de Johannot et Latune d'Annonay, déjà citée. Elle était, en particulier, connue pour son dynamisme à l'exportation dans le monde entier. L'usine de Blacons produisait alors des bristols, des papiers pour machine à écrire, des registres, des buvards, des articles « très blancs ». A Allex, une papeterie présentait cette originalité par rapport à la plupart de ses consoeurs de la région, qu'elle produisait du papier à partir de la paille récoltée alentours. Cette pratique se retrouvait chez quelques autres producteurs drômois.

    Une mémoire en papierUne mémoire en papierL'étude note que « presque tous les ouvriers sont de petits cultivateurs, satisfaits de leur sort, et que l'usine n'a même pas à loger, sauf à Montségur et Blacons qui en hébergent à peu près le tiers ». Dans un développement qui ne concerne pas spécifiquement notre région mais partout où l'industrie papetière employait des paysans, Raoul Blanchard note que ceux-ci « conservent aux rapports entre employeurs et employés cette allure patriarcale qui a si complètement disparu des genres d'industrie urbaine. (…) Ces paysans qui joignent des salaires industriels à leurs petits profits de cultivateurs, n'ont aucun désir de se lancer dans des revendications. Leur bénéfice est trop grand à cette partie double pour qu'ils risquent de la compromettre. Les syndicats sont extrêmement rares dans les usines de type rural; les grèves presque inconnues ».

    Ci dessus à droite une papèterie bien disparue d'Aouste: la papeterie de La Pialle

    Le chiffre de 309 salariés dans ces années 20 pour l'ensemble de l'industrie papetière de la Drôme est avancé au détour d'un paragraphe. Ce sont pour l'essentiel, donc, des petits paysans, et on compte infiniment moins d'étrangers que l'on en signale partout ailleurs dans la profession, mais tout de même 7 Italiens et 11 Arméniens. On sait que la Drôme fut une base de repli de beaucoup d'Arméniens après le génocide de 1915. On en retrouva beaucoup aussi dans les filature d'Ardèche et la communauté arménienne reste toujours très forte dans l'agglomération valentinoise.

    La famille Latune est aussi active dans la vie de la région. Jean Latune sera impliqué dans la résistance, raflé, avec ses deux fils, par la Gestapo en septembre 43. Il parvient à s'échapper de son convoi vers Buchenwald le 17 janvier 1944, si nous en croyons le colossal travail de Robert Serre sur les camps de la mort.

     

    Une mémoire en papierA LA MAIN.- S'agissant plus précisément de l'usine d'Aouste, connue par beaucoup sous le nom d'« usine Lafarge Emballage », l'étude de M.Fluet, déjà citée, présente un historique à partir de 1850 où le maire d'Aouste, M. Peloux, exploitait, semble-t-il, deux papeteries, celle d'Aouste et une autre, dite de la Pialle, sur le route de Cobonne. On séchait alors les feuilles de papier en les pendant comme du linge.

    Une mémoire en papierVers 1882, l'affaire est signalée comme appartenant désormais à « Filliat Frères » du nom de Pierre Joseph et Claude François Filliat. En 1917, on parle de Filliat et Nadal, en 1920 de la Société Une mémoire en papierAnonyme des Papeteries d'Aouste, propriété de M. Alibaux. C'est le gendre de celui-ci, M. Fisch qui se lance dans la fabrication de sacs de grande contenance. Dans nos temps de machinisme forcené, songeons que lorsque M. Fisch se lance, dans les années 20, dans la fabrication de sacs, on pliait le papier à la main pour faire le tube de ceux ci . Les fonds étaient cousus. Du reste, la machine à coudre qui le faisait est au musée des Berthalais. En 1928 est créée la SACNA( Le Sac National), dirigée, à partir de 1930, par M. Jean Reymond. C'est au départ de celui-ci, en 1960, que l'affaire prend le nom de Lafarge Emballage. Le groupe cimentier, qui a besoin de sacs pour se production, en a logiquement pris le contrôle. Saint Gobain fera aussi un petit tour de propriétaire. Par la suite, Lembarcel-Smurfit reprendront l'entreprise ainsi qu'à Crest, la SOCAR. Tout ceci se terminant par la fatale prise de contrôle par Mondi qui va donc fermer le site.

    ANDRÉ LE CORRE, PORTEUR DE LA MÉMOIRE DE LA PAPETERIE

    La papeterie d'Aouste cessera de produire du papier en 1971. On rase les bâtiments qui lui étaient dévolus. L'entreprise va désormais se spécialiser dans les sac en papier. L'auteur de la fameuse étude à laquelle nous avons beaucoup emprunté ici, M. Fluet, n'est autre que le directeur de l'affaire de 65 à 66 et son travail s'arrête à 1971.

    Une mémoire en papierFARCES.- André Le Corre (photo), qui devient conducteur de machine en 1970 et travaillera jusqu'en 1997, est une formidable mémoire de l'usine d'Aouste. Il se souvient d'une très bonne ambiance entre la cinquantaine d'ouvriers qui y travaillaient alors. Son album de photos regorge de clichés de casse-croûtes, de sorties et de remises de médailles. « Le samedi soir, se souvient-il,vers minuit, en sortant du cinéma, le contremaître venait parfois faire un tour pour boire un coup avec nous. Pour certaines sorties, il arrivait qu'on fasse des farces même au directeur, M. Haëntjens, qui nous en faisait tout autant. On travaillait en 3 X8, à raison de 48 heures par semaine. Nous finissions le dimanche matin à 5h! L'affaire marchait très bien. L'usine avait 350 à 400 clients, beaucoup pour des sacs d'aliment. Ma propre machine pouvait produire jusqu'à 40 000 sacs en 24 heures. » Et, toute la petite cité d'Aouste, où se recrutait l'essentiel du personnel, a longtemps vécu au rythme de l'usine.

     

    La dynastie des LapraLà bas vers Couspeau, lorsque souffle le vent fortEN PUBLIANT CE TEXTE, J'OFFRE GRATUITEMENT UN ÉLÉMENT DES ARCHIVES DU CRESTOIS. MAINTENONS DANS NOTRE RÉGION UN JOURNAL INDÉPENDANT QUI NOUS SOUTIENT.

     

     


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