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La croisade des longues figures
Dans mon petit coin de Drôme se trouve une localité - Allex- où, avec une grande maladresse, la préfecture vient d'annoncer l'ouverture d'un centre d'accueil pour réfugiés. Fureur. Bronca. Toute une partie de la population se soulève. "La virginité de nos filles est menacée". "Ils vont nous voler, peut-être même nous tuer." Le Front National, bien sûr, s'en mêle et organise une manifestation, tandis qu'en face Nuit Debout en mène une autre en sens inverse. Toute la valetaille des élus qui ont quelques voix à grignoter vient dire sa solidarité avec un maire, Gérard Crozier, conservateur molachu qui, le dos au mur, décrète qu'il y aura référendum, histoire de se donner une issue politique que l'on connait déjà. Là où il fallait du courage, des convictions fermes - Mme Merkel, qui n'est pas une gauchiste, n'en manque pas- on a droit à une petite combine. Car le fond de l'affaire est une sidérante absence de force morale.
La tension ainsi créée - et assurément aussi l'absence de concertation des autorités préfectorales- ajoute à l'atmosphère empuantie du temps. Naturellement, il ne faut pas dissimuler que l'affaire avant d'être politique est humaine. Un sentiment diffus de peur existe, savamment entretenu par toute une racaille politicarde. L'abjection d'une partie des élus est de s'y être engouffrée et d'en faire sa cuisine, quand ça n'est pas par pure veulerie.
A tous ceux-là, je dédie ce texte: " Nous qui avons appris dans le siècle nouveau à ne nous étonner plus d'aucune explosion de la bestialité collective, nous qui attendons de chaque jour qui se lève des abominations pires que toutes celles qui ont précédé, nous sommes singulièrement plus sceptiques quant à la possibilité d'élever moralement les hommes. Nous avons du donner raison à Freud quand il ne voyait dans notre culture qu'un mince sédiment qui à chaque instant peut être crevé par les puissances destructrices du monde souterrain, nous avons du nous habituer peu à peu à vivre sans terrain solide sous nos pied, sans droit, sans liberté, sans sécurité."
Ce texte est extrait du "Monde d'hier" de Stefan Zweig. Il était juif. Il avait sur les défaillances morales de ses contemporains une vue pénétrante. Il s'est suicidé en 1942, le lendemain du jour où il a envoyé le manuscrit de son texte à son éditeur, texte qu'il faut absolument relire. Tout, absolument tout, est d'une totale actualité. Ces jours-ci, les longues figures qui cherchent à pactiser avec les "forces de la bestialité collective", pour reprendre la formule de Zweig, étaient en photo dans le journal. J'emprunte mon titre à l'écrivain d'entre-deux guerres d'extrême droite Henri Béraud, pour que les élus en cause se sentent plus à l'aise.
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Commentaires
Bravo, Monsieur, pour votre texte et merci d'avoir cité ces phrases prophétiques de Zweig tirées du "Monde d'hier". Nous vivons à nouveau une époque qui illustre le fameux malaise de la civilisation qu'avait diagnostiqué Freud. Si on relit son livre, il y a de quoi être pessimiste pour l'avenir. Les politicards qui soufflent sur les braises seront sévèrement jugés par l'Histoire, mais en attendant , ils causent des dégâts terribles.